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I
PELL, SECTEUR VERT UN ; 29/1/53 ; 2200 HEURES, J ; 1000 HEURES, A-J.
C’était une réunion étrange, même pour Pell, dans le coin le plus isolé du bar panoramique, où des écrans distincts procuraient une certaine intimité. Damon serrait étroitement la main d’Elene dans la sienne et, sur la table, il y avait l’œil rouge d’une caméra portative, car il avait voulu qu’elle soit parmi eux ce soir-là, comme elle l’avait toujours été avec son père et eux tous, à chaque réunion de famille. Emilio était près de lui ; et Miliko ; et Josh à sa gauche et, près de Miliko, un petit groupe de Downers qui trouvaient manifestement les chaises inconfortables mais étaient néanmoins ravis de l’occasion de les essayer, et de goûter des mets exceptionnels, des fruits hors saison. Au bout de la table, Neihart et Signy Mallory, cette dernière avec une escorte armée qui restait discrètement dans l’ombre.
Il y avait de la musique, la danse lente des étoiles et des vaisseaux sur les murs. Le bar panoramique avait pratiquement repris son aspect habituel… pas tout à fait, mais tout avait changé.
« Je vais repartir, » annonça Mallory. « Ce soir. Je suis restée… par politesse. »
— « Où ? » demanda Neihart sans préambule.
— « Faites simplement ce que je vous ai conseillé, commerçant ; intégrez Alliance à la désignation de vos vaisseaux. Vous ne risquez rien. En outre, pour le moment, j’ai tout le ravitaillement nécessaire. »
— « J’espère que vous ne vous éloignerez pas, » dit Damon. « Franchement, je ne suis pas certain que l’Union ne va pas tenter quelque chose. Je préférerais que vous soyez dans les environs. »
Elle eut un rire sans joie.
— « C’est votre opinion. Je ne m’aventure pas sans escorte dans les couloirs de Pell. »
— « Cela ne change rien, » répondit-il. « Nous préférons vous avoir à proximité. »
— « Ne me demandez pas ma trajectoire, » dit-elle. « C’est mon affaire. Je connais les endroits. Je suis restée trop longtemps sans bouger. »
— « Nous allons partir pour Viking, » annonça Neihart. « Nous verrons bien quelle réception nous y attend… dans un petit mois. »
— « Sans doute intéressant, » admit Mallory.
— « Bonne chance à tous, » dit Damon.
II
PELL, DOCK BLEU ; 30/1/53 ; 0130 HEURES, J ;
1331 HEURES, A-J.
L’anti-jour était bien avancé et le dock était pratiquement désert, dans cette zone non commerciale. Josh marchait rapidement, avec cette nervosité qu’il avait toujours lorsqu’il était seul, l’impression inquiétante que les rares promeneurs pourraient le reconnaître. Un Hisa le vit, fixa sur lui de grands yeux graves. Les dockers de l’accostage quatre le reconnurent manifestement, et les soldats de garde aussi : les fusils se retournèrent vers lui.
« Il faut que je voie Mallory, » dit-il.
Il connaissait l’officier : Di Janz. Janz donna un ordre et un soldat, mettant son arme à la bretelle, lui fit signe de le précéder sur la rampe, le suivit dans le tube puis dans le sas, dans le couloir bruyant et le vestiaire plein de soldats. Ils prirent l’ascenseur jusqu’au couloir principal, où l’équipage s’affairait aux tâches de dernière minute. Bruits familiers. Odeurs familières. Tous.
Elle était sur le pont. Il entra et le gardien l’arrêta, mais Mallory leva la tête et, bizarrement, fit signe aux gardiens de s’écarter.
« C’est Damon qui t’envoie ? » demanda-t-elle quand il s’arrêta devant elle.
Il secoua la tête.
Elle fronça les sourcils, posa, consciemment ou inconsciemment, la main sur son arme.
— « Alors, qu’est-ce qui t’amène ? »
— « Je me suis dit que tu aurais peut-être besoin d’un spécialiste du comp. Et de quelqu’un qui connaît l’Union… de fond en comble. »
Elle rit carrément.
— « Pour me faire tirer dans le dos ? »
— « Je ne suis pas parti avec l’Union, » dit-il. « Ils auraient refait les bandes… m’auraient donné un autre passé. M’auraient envoyé… peut-être à la Station Sol. Je ne sais pas. Mais rester à Pell, maintenant… je ne peux pas. Les stationniers… me connaissent. Et je ne peux pas vivre dans une station. Je ne m’y sens pas bien. »
— « Rien qu’un autre lavage de cerveau puisse guérir ? »
— « Je veux me souvenir. J’ai quelque chose. La seule chose réelle. Tout ce à quoi je tiens. »
— « Alors tu l’abandonnes ? »
— « Provisoirement, » répondit-il.
— « Tu en as parlé à Damon ? »
— « Avant de venir. Il comprend. Elene aussi. »
Elle s’appuya contre le tableau de commandes, le regarda pensivement de haut en bas, les bras croisés.
— « Pourquoi le Norvège ? »
Il haussa les épaules.
— « La station n’appelle jamais, n’est-ce pas ? Sauf ici. »
— « Non. » Elle eut un bref sourire. « Seulement ici. Parfois. »
« Vaisseau partir, » murmura Lily, les yeux fixés sur les écrans, lissant les cheveux de la Rêveuse. Le vaisseau s’éloigna du Là-Haut, roula sur lui-même, dans un mouvement qui ne ressemblait en rien à celui des vaisseaux qui allaient et venaient, puis il s’éloigna rapidement.
— « Le Norvège, » dit la Rêveuse.
— « Un jour, » dit la Conteuse, qui était revenue de la grande salle avec de nombreuses histoires, « un jour, nous aller. Konstantin donner vaisseaux à nous. Nous aller, emporter Soleil dans yeux, pas peur du noir, pas peur. Nous voir beaucoup, beaucoup de choses. Konstantin me donner marcher loin, loin, loin. Bennett faire venir nous ici. Printemps venir encore. Moi vouloir marcher loin, faire nid là-bas… trouver étoile et aller. »
La Rêveuse rit, un rire tendre.
Et regarda le noir, où Seigneur Soleil marchait, puis sourit.